Exclue par Aristote de sa Poétique et méprisée par le lyrisme moderne qui lui oppose sa relation ontologiquement supérieure au réel, la poésie de circonstance ne finit pas de payer le prix de sa relégation littéraire. Pourtant, depuis l'Antiquité, elle a constamment accompagné les événements, ordinaires ou extraordinaires, individuels ou collectifs, des existences humaines. Cette permanence, elle la doit à sa brièveté et, jusqu'à récemment, aux ressources propres de la scansion métrique.Sur la longue durée de l'histoire littéraire, nous avons voulu ici saisir les multiples métamorphoses de cette poésie à hauteur d'homme, depuis les guerres de Religion jusqu'aux cataclysmes du XXe siècle, des rituels mondains de l'Ancien Régime aux libres expressions de l'âge démocratique.En filigrane de la lecture, il s'esquisse ainsi une esthétique de la circonstance, où les urgences du présent doivent toujours composer, dans des formes perpétuellement à réinventer, avec le long cours de la tradition poétique.
Le commentaire tel qu'il est pratiqué dans la première modernité, du Moyen Âge au XVIIIe siècle, ne se limite pas à une exégèse érudite de textes anciens: il peut aussi consister en une réaction à une actualité littéraire ou culturelle. Cette anthologie a pour ambition de faire découvrir au lecteur, par des textes qui, pour certains, n'ont encore jamais été publiés, diverses manifestations de cette écriture en rebond, qui s'invente et s'affirme en même temps qu'elle commente l'oeuvre-source. Comment ces écrits reflètent-ils les débats contemporains dont ils se font l'écho? À quelles intentions, avouées ou cachées, répondent-ils? Quels publics visent-ils? Par quelles stratégies les commentateurs minent-ils l'autorité du modèle d'après lequel ou contre lequel ils construisent leur ethos d'auteur? En s'émancipant des sources dont ils s'inspirent, les textes présentés ici mettent en question les hiérarchies et les valeurs littéraires, ainsi que les mécanismes qui les produisent.Seize chercheuses et chercheurs, spécialistes en littérature française, en littérature comparée et en études théâtrales, ont collaboré à ce travail. Il est le fruit des échanges réguliers menés quatre ans durant, dans le cadre du séminaire " lire, commenter, réécrire " à l'université Paris Nanterre.
Sociabilité littéraire ou solidarité journalistique ?
La bohème est l'un des mythes les plus populaires du XIXe siècle : il a inspiré des romans, des poèmes, des opéras et, plus récemment, de nombreux ouvrages érudits. On s'est familiarisé avec ses figures pittoresques, sa géographie parisienne, ses rites initiatiques. Mais on manque souvent l'essentiel : si la bohème constitue une collectivité si identifiable – unie par des liens très puissants de camaraderie –, c'est qu'elle est l'émanation directe de la petite presse littéraire et artistique qui, de l'époque romantique jusqu'à la fin de siècle, est le cœur vivant de la vie culturelle en France.Il faut donc oublier la légende de la bohème pour se tourner vers la réalité : l'organisation concrète de cet univers médiatique, le tissu étroit des solidarités professionnelles et amicales. Surtout, cette complicité collaborative de la presse influe directement sur les formes de l'écriture (désormais saturée par l'ironie et la parodie) et, contrebalançant la solitude sacrée de l'auteur, met en jeu la conception même de la littérature.
Voici l'un des lieux communs les plus rebattus de l'histoire littéraire: à l'ère de la modernité, la poésie aurait fait corps avec le livre, enserrée dans l'écrin d'un volume artisanal et destinée à quelques happy few. À la fin du xixe siècle, le mythe mallarméen a consacré l'alliance du Livre et du Poème, purifiant la poésie de tout ce qui la rattachait encore à l'ordinaire de la vie sociale.Or rien n'est plus faux. Depuis la Révolution française, la poésie, sous toutes les formes, a envahi l'espace public: une poésie mobilisée par les révolutions comme par les pouvoirs officiels, une poésie déclamée ou chantée au coin des rues, glissée dans les colonnes des journaux, écrite sur les murs, récitée à la radio, interprétée sur scène ou pour l'industrie du disque, mise en images au cinéma ou à la télévision, rappée, slamée, et profitant aujourd'hui de l'infinie plasticité du numérique.Il ne s'agit pas d'une production marginale à laquelle il faudrait rendre justice par bienveillance. Non seulement cette poésie protéiforme est quantitativement beaucoup plus importante que la poésie des livres; et pourquoi serait-elle plus médiocre, pour la seule raison qu'elle réaliserait le rêve romantique d'une poésie concrètement adressée à tous? Mais encore elle se révèle plus que jamais omniprésente, dissimulée au cœur d'une culture qu'on imaginait vouée au storytelling et aux fictions en tout genre.C'est donc à une histoire radicalement nouvelle de la poésie moderne qu'invite cette première somme collective sur la poésie hors du livre, " délivrée ", conçue et rédigée par une trentaine de spécialistes en histoire, littérature, philosophie, musicologie, histoire de l'art, sciences de l'information et de la communication, sociologie.
Qu'est-ce qu'un auteur à l'ère du numérique ? Le développement des sites d'écrivains, des blogs de lecteurs et de bande dessinée, des réseaux sociaux, des chats, des forums et autres formes d'écriture collective modifient les configurations et stratégies auctoriales. Dans quelle proportion et selon quelles modalités cela nous invite-t-il à repenser l'ancrage historique de la figure de l'auteur ? Qu'autorise Internet que refuse le système de l'imprimé, fondé notamment sur la singularisation de quelques auteurs et l'exclusion de la majorité ? Peut-on surtout y faire autorité et si oui, comment ?L'apparition de formes nouvelles de publication et de circulation de l'écrit amène à faire le point sur des trajectoires d'écrivains dans l'univers numérique, à penser la construction symbolique de l'auteur en prise avec les dispositifs matériels et techniques qui en composent le paysage, à analyser les postures de l'auteur en réseau. Sur Internet, les relations d'un auteur avec ses réseaux professionnels (éditeurs, libraires, bibliothécaires) et avec ses lecteurs sont-ils reconfigurés ? D'un genre littéraire à l'autre, les figures de l'auteur se construisent-elles de la même manière ? Qu'en pensent les écrivains eux-mêmes ?Autant de pistes qu'explorent les contributeurs de ce volume collectif dans une approche résolument pluridisciplinaire (sociologie, littérature, sciences de l'information et de la communication) soucieuse d'articuler mises au point théoriques, cas concrets et paroles inédites d'écrivains.
Longtemps relégué dans l'ombre, le rire est aujourd'hui à la mode. Mais on s'intéresse presque toujours au rire pour d'autres raisons que le rire lui-même. On veut démontrer ses significations philosophiques, exalter ses vertus esthétiques – comme s'il fallait toujours s'excuser de rire et de faire rire.À rebours, L'Esthétique du rire veut s'en tenir au rire. D'abord, en rappelant son irréductible unité, malgré toutes les variantes ou sous-catégories qu'il est loisible d'énumérer (l'ironie, le burlesque, la satire, la blague, la parodie, la farce, etc.). Ensuite, en affirmant avec force que, s'il existe bien un art du rire, il n'est rien d'autre que l'art de faire rire, avec le plus de force et de plénitude possible.Pour saisir cette dynamique du rire, il fallait un dialogue entre les spécialistes du Moyen Âge, des siècles classiques et de la modernité post-révolutionnaire. Mais l'histoire ne doit pas faire oublier l'essentiel: la nature anthropologique du rire. Le mécanisme comique plonge dans les zones les plus mystérieuses de l'homme : dans l'inconscient que refoule le moi sérieux; dans les mondes merveilleux de l'enfance; plus généralement, dans un stade archaïque et primitif de l'homme.L'art du rire opère la mystérieuse transfiguration des ténèbres opaques de l'intimité humaine en bruyant feu d'artifice. Et ce sont les extases d'imagination induites par cette inversion miraculeuse qui fait du rire un phénomène d'ordre esthétique.
Du document de l'historien au bibelot de l'esthète
La collection est l'une des grandes passions du XIXe siècle. Elle prend les formes les plus diverses : accumulations sérielles souvent qualifiées de manies (des porcelaines aux timbres-poste) ; collections de livres, d'autographes, d'estampes, à visée plus érudite ; collections sélectives d'objets d'art ; compositions décoratives fondées sur le seul goût personnel. L'essor et la démultiplication des pratiques de la collection manifestent l'évolution du rapport que l'individu entretient avec les objets (la prolifération des artefacts est contrebalancée par la valorisation symbolique d'un petit nombre d'entre eux), et témoignent aussi d'une inscription repensée dans l'histoire, à travers la reconfiguration de ses traces. Des compilations documentaires établies par les historiens romantiques au symbolisme fin de siècle, l'histoire des genres littéraires permet d'esquisser une véritable poétique de la collection au XIXe siècle. En relation avec les pratiques connexes de la bibliophilie et de l'archéologie, l'évolution de l'histoire se fonde sur l'élargissement de la notion de « document », jusqu'au « document humain » des écrivains naturalistes. L'étude d'un vaste corpus de romans (Balzac, Champfleury, Flaubert, les Goncourt, Zola, Husysmans) permet par ailleurs de voir comment s'opère la gestion de larges systèmes d'objets : atrophie de l'intrigue au profit de structures sérielles, stylistique descriptive de la liste, dont on esquisse ici une typologie. Enfin, à partir de la révolution du poème en prose, la poésie moderne reflète une esthétique du décoratif où l'attention se déporte du sujet lyrique vers l'espace ornemental qu'il habite : précieuse grotte de l'intimité où rayonne finalement le mot bibelotisé (Baudelaire, Mallarmé, Montesquiou, Rodenbach).
Pour Charles Magnin, critique du Globe, le XIXe siècle serait " l'âge de l'esthétique ". Cet ouvrage collectif, centré sur la période romantique, se propose de vérifier cette assertion en étudiant la ruine progressive des poétiques normatives et l'acclimatation en France de cette notion qui fut d'abord allemande. Sous le signe de l'interculturalité, ont été étudiés les modèles germaniques (Schiller, les frères Schlegel, Schelling, Heine), la rémanence d'un sublime de terreur tel qu'il avait été défini par Burke, les passeurs et les divers passages (Mme de Staël), voire l'institution, sous forme de cours privés (Jouffroy) ou publics (Cousin), d'une esthétique à la française. Il fallait scruter à nouveau les essais (Le Génie du christianisme), les préfaces célèbres (Préface de Cromwell, Préface de Mademoiselle de Maupin), les correspondances réelles ou fictives (Lettres d'un voyageur de George Sand) ou bien encore les textes ou les illustrations programmatiques des revues (L'Artiste). Mais il convenait également d'examiner la portée manifestaire d'un tableau ou d'une musique, voire de scruter des manuels de beauté qui codifient l'idée que l'on peut se faire de la distinction corporelle. Cet ouvrage ne s'est pas limité au prescrit, il a surtout pris en compte les moyens indirects par lesquels les œuvres laissent deviner un système de valeurs, une axiologie relative au beau et au sublime.